Raymond Cyr

 

raymondEn guise de présentation, voici un récit inspiré par ses souvenirs d’enfance à St‑Jean‑de‑Brébeuf, en Gaspésie.

Autant ceux qui vont à quatre pattes que ceux qui vont debout en forêt atteignent par moments précis l’unité du cœur, du corps et de l’esprit : notre paix sacrée. Encore faut-il la favoriser. Cette unité n’est atteinte qu’à certaines conditions. La fatigue résultant du labeur soutenu de l’animal comme de l’homme y conduit. Or, pour nous, les Métis de la montagne, certains endroits sont manifestes d’une harmonie spéciale avec la nature.

Notre cheval de trait tâte doucement le sol de la patte, allant d’une nappe d’ombre à une autre, sous les feuillus près de la source. Il se tient à la fraîche, aurait-on dit en ces temps-là. Le travail de halage de la pitoune lui fut très exigeant sous les chaleurs. Mais la chaude saison apporte ses petits bonheurs aux bons moments. De-ci de-là, il broute les touffes d’herbes tendres. Et nous, nous sommes un peu plus bas, là où l’eau devient un jeune ruisseau qui rigole entre les roches noires pour venir s’évaser sur les graviers d’une minuscule plage en dessous des épinettes. Nous y dînons. Il y fait bon et frais à l’abri des poussières et des vapeurs étouffantes de l’air là-haut, par delà les faîtes.

Un éclair de reproche dans l’œil, mon père jette d’un trait sec son fond de tasse de thé qui s’éclabousse contre les gravois gris. Mes deux frères s’affrontent verbalement depuis quelques minutes. La paix sacrée du repos vole par éclats… éclats de voix. Venu roulant serré du fond de la gorge, j’entends ce mot forcé entre ses dents : « Viens! » Il se fond dans l’ombre et s’éloigne plus bas encore. Je tiens le pas derrière lui sentant qu’il a un but précis en tête… tel un périple connu. Il s’arrête un moment et retire en une incision rapide de canif une pièce d’écorce rectangulaire du bouleau blanc. « On va boire en bas avec ça…elle est meilleure », ajoute-t-il. Nous contournons par le haut une chute et descendons le flanc raide de la montagne, cherchant les aspérités pour poser le pied.

En contrebas, la large cuvette dégorge d’eau cristalline et glacée entre les pierres noires polies. Accroupis sur le rebord, nos regards se perdent un moment dans ce creuset plus profond et insondable que toutes les nuits superposées du temps. Et le regard finit par remonter par-dessous la frange de lumière passant entre les cimes des arbres. La clarté tombe tout droit depuis un bleu vertigineux où le soleil est absent du décor. La raie de lumière est mince en ce point. Par devant, un panorama s’ouvre en entonnoir sur les montagnes. Mon père replie l’écorce de bouleau pour obtenir un récipient de forme conique pincé entre le pouce et l’index. Tandis que dans son dos les eaux s’ébrouent en mousses blanches et vaporeuses sur les pointes de roc jusque dans la cuvette, il tend le récipient d’écorce sous un mince filet d’eau minéralisée tombant du flanc rocheux.

Dans son langage d’homme qui ne connaît que la simplicité, il dit : « Les chevreuils viennent icitte pour bouère. Et pis, y sont en paix. Y voueillent v’nir de loin. Cé la meilleure eau », ajouta-t-il. Bien sûr, aucune attaque ne pouvait venir de par le petit rapide. Et nous avons bu à petits traits cette eau millénaire qui fortifie les cornes, les sabots et les os tels les Anciens le faisaient bien avant nous. Depuis, je me recueille au fond de ces échancrures du roc, ces cassures de la montagne qui livrent le temps sans mesure et l’unité sans condition aux hommes autant qu’aux ongulés entre deux hivers.

Vous trouverez d’autres textes de Raymond Cyr à l’adresse suivante : http://www.autochtones.ca/portal/fr/Content.php?id=130

Mentionnons enfin que Raymond Cyr est un leader Métis actif et respecté. Pour le rejoindre : [email protected]