La Rechute

Version PDF

LA RECHUTE

(récit)

Daniel E. Gendron

 

 

Logo 13 13

 

 

 

fleur jaune, éditeur.

Document WORD.

Illustration : D.E.G.

 

SYNOPSIS :

 

Réjean rechute dans un cycle bipolaire : psychose – dépression.  En même temps que sa réadaptation psychiatrique, il développe une dépendance au cannabis.  Sa réadaptation en santé mentale engendre une réadaptation en toxicomanie.  Les enjeux d’une rechute sont bien différents, selon leurs conséquences.

 

amie lectrice,

 ami lecteur

 

Le récit est une œuvre « où l’expérience vécue prend le premier plan »[1].  Pour que la composition ne soit pas un témoignage, le récit, dans sa conception classique, est un écrit où le héros de l’intrigue, est également l’auteur de la narration.  Un récit s’écrit donc au « je », un je impersonnel ou si on préfère, un « je » qu’il faut dépersonnaliser.  La longueur d’un récit peut varier, de cinq ou six pages à plusieurs centaines de pages.



[1]  ZONE D’ÉCRITURE, Radio-Canada, le 1er décembre 2011.

 

DU MÊME AUTEUR :

LES FEUILLES MORTES, recueil de nouvelles. 

Sherbrooke, le 22 septembre 2013. Version papier, 151 pages.

Sherbrooke, le 2 janvier 2014.  Version numérique, 256 pages.

LES MAUVAISES HERBES, recueil de poèmes.

Sherbrooke, le 5 mars 2014.  Version numérique, 53 pages.

L’ÉCRITOIRE, recueil de nouvelles.  

Sherbrooke, le 15 août 2015, Version numérique, 267 pages.

 

© Daniel E. Gendron,  2014.

Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou en partie, réservés pour tous les pays.  Toute reproduction par procédé mécanique ou électronique est interdite sans l’autorisation de l’auteur.

Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Québec, 2014

Dépôt légal _ Bibliothèque nationale du Canada, 2014

ISBN 978-2-9814099-3-5

 

 

LA RECHUTE

 

Je me lève avec l’aurore.  Je n’ai pas dormi de la nuit.  Je suis nerveux, angoissé.  C’est l’automne.  Le temps est couvert.  Il a plu toute la nuit.  L’air est frais et les rues sont désertes.  Je ne peux rester dans mon appartement.  Je dois sortir de mon logis et marcher.  Je vagabonde dans mon quartier.  J’avance à l’aveuglette.  J’entends le croassement de corneilles enragées.  Plus loin, ce sont les rumeurs de la ville qui s’éveille.  J’ai les oreilles qui bourdonnent.  Je sens une pression monter dans ma poitrine.  Je vois embrouillé.  Je suis soudainement saisi d’un leurre.

 

J’hallucine !  Les arbres nus et les rues mouillées m’illusionnent sur la dévastation de la ville.  Aucun commerce n’est ouvert.  Le cœur de la ville ne bat pas encore.  Progressivement, une morbide impression de voir un nuage opaque descendre lentement du ciel.  Il se pose partout.  Il enveloppe tout.  J’en suis moi-même prisonnier.  C’est un nuage radioactif.  Quelque part dans le monde, on se fait la guerre, la guerre nucléaire.  Quelle horreur !  Des peuples s’entre tuent.  Je suis le seul à savoir, mais il est trop tard…  C’est la psychose !  Je panique.  Que faire ?  Je m’agite.  Il faut résister.  Je les défie.  J’ai l’impression de marcher sur des pointes de clous.  La plante des pieds me brûle.  Mes jambes sont molles.  Je m’avachis.  Je crains de m’affaisser sur place.  Puis mon corps se raidit.  Une idée me revient, comme un flash.  Elle provient de nulle part, comme ça, un réflexe.  Je réalise que je suis malade, après avoir connu de si bons mois sans être hospitalisé.  C’est une rechute.  Je marche muet, ruminant cette pensée.  J’ai conscience que je suis encore détraqué!  J’ai appris à reconnaître mes manies, cette  façon fébrile et saisissante de me sentir puissant et grandiose.  Je peux dire que c’est une chance.  Je retrouve partiellement la raison, mais je reste victime de mon délire.  Je me rappelle qu’il y a l’hôpital.  C’est ma seule ressource.  J’y accours.  Je m’y présente.  Je veux y être admis.  J’y ai droit.  Après tout, je suis connu du milieu.  On me soigne pour des troubles de l’humeur depuis plusieurs années.  Je dérape souvent.  Ils le savent. 

 

Je rencontre le médecin de garde à l’urgence.  Je suis pris de panique.  J’éprouve une frayeur dont je ne connais pas l’objet.  Je souffre d’une intenable bougeotte.  Je n’ai plus de position.  J’ai les humeurs mixtes.  Mi-pleureur, mi-rieur, je lui raconte mon histoire.  Il me croit.  Il veut bien me garder.  Quel soulagement !  Toutes les salles de l’urgence sont occupées. Il me fait allonger sur une civière, dans le corridor.  On me tient à vue ; on ne veut pas que je fugue.  Le médecin de garde communique avec mon psychiatre.  Cela ne dure que quelques minutes.  Il revient me voir.  « Nous allons vous administrer un antipsychotique, me dit-il.  Vous verrez sous peu votre médecin dans son bureau.  D’ici là, reposez-vous », conclut-il.

 

On m’apporte un dîner.  Je n’ai pas vraiment faim, mais je mange pour passer le temps.  Quelques heures s’écoulent.  Le puissant tranquillisant fait effet.  Un terrible état dépressif m’envahit.  Je ne peux y résister.  Je sens que j’y sombre.  D’excité que j’étais me voilà assommé.  Je n’ai qu’une seule envie, rester allonger.  Quelle affaire !  Et moi qui dois rencontrer mon médecin.  Quoi lui dire ?  Les mots ne viennent plus.  Je me sens incapable de me répéter.  L’attente est insupportable.  En milieu d’après-midi, mon psychiatre me fait finalement venir à son bureau.  Un brancardier m’y amène en chaise roulante.  J’ai la tête lourde.  Je fixe le plancher.

 

J’entre dans le cabinet de mon docteur.  Il est assis au fond de son bureau dans un fauteuil pivotant.  Il m’attendait.  Je m’assois devant lui.  Il ramène ses deux mains derrière sa nuque.  Il lève bien haut ses coudes.  Il allonge bien droit ses jambes.  Il les écarte amplement.  « Et quoi encore », me lance-t-il ?  Je suis frappé de surprise.  J’hésite à répondre.  Je trouve finalement la force de lui dire que je suis encore malade…  J’insiste pour qu’on me garde à l’hôpital.  Mon psychiatre se replie sur lui-même.  Il ramène ses coudes sur ses genoux.  Sa main gauche tient bien fermement son poing de la main droite.  Il appuie son menton sur ses mains.  « Il n’y a aucune raison pour que tu tombes ainsi malade.  Toutes ces poussées psychotiques ne font pas de sens.  Et puisque nous n’avons plus de lit de disponible, nous ne pouvons te garder avec nous.  D’autre part, tu ne peux pas rester seul », m’explique-t-il.

 

Je ne comprends rien à son oracle, mais j’écoute.  Cela me laisse d’abord indifférent.  Je n’en ai que pour une raideur diffuse dans tout mon corps.  Elle me paralyse.  Je veux mettre un terme à la rencontre.  Je veux me coucher.  Je lève le ton : « Qu’on me donne d’autres pilules », que je lui dis.  Je sanglote bien malgré moi.  « Nous communiquerons avec tes parents, me répond-t-il.  Ils viendront te chercher.  Tu retournes vivre chez eux !   Pour l’instant, je te renvoie à l’urgence ».

 

Ma visite chez mon médecin est de courte durée.  Mon psychiatre m’ouvre la porte.  Il glisse un mot au brancardier.  Ce dernier me ramène rapidement à ma civière.  C’est un soulagement.  « Ses parents viendront le chercher », lance-t-il à l’infirmière de garde !  Je me sens incapable de protester, trop amorphe que je suis. 

 

Quelle disgrâce !  J’avais quitté la maison paternelle bien avant ma majorité.  Et voilà que je dois y retourner…  Et pourquoi pas une famille d’accueil ?  Comment oublier ma première chambre et pension.  Les études obligent.  J’avais ma liberté.  C’était tout comme une famille d’accueil : logé, nourri !  J’habitais chez un couple de retraités.  J’occupais une pièce au rez-de-chaussée.  J’avais accès à la cuisine et au salon ainsi que ma place dans le réfrigérateur.  La différence est qu’aujourd’hui je serais logé, nourri, en période de repos.  On ne m’a pas demandé mon avis.  Merde !  Je dépasse la trentaine et on me traite encore comme si j’étais un enfant.  Je comprends que je suis actuellement incapable de m’occuper moi-même et de mes choses personnelles, mais j’aurais préféré une autre solution.  Comment le dire ?  Mon profond mutisme doit laisser entendre que j’approuve la décision de mon psychiatre.  A vrai dire, je me sens tellement amorphe qu’il m’est impossible de négocier avec mes pairs sur un sujet aussi accablant. 

 

  J’ignore les dispositions qui seront prises avec mes parents mais moi je garderai le lit.  En attendant, le corridor de la salle d’urgence fait bien mon affaire.  Il me maintient dans un véritable abri.  L’idée de me lever de ma civière et de fuir ne me frôle même pas l’esprit.  Pour aller où ?  L’anxiété est trop forte.  Je n’ai pas le goût de faire des choses.  Physiquement et psychologiquement, je suis profondément inhibé.  J’ai conscience d’être là, mais je souffre.  Tout ce dont je me sens contraint à faire est de passer le temps.  C’est une véritable épreuve.  Je dois apprendre à supporter mon mal et à être patient.  Je ne pense à rien en particulier.  Je n’éprouve pas beaucoup d’espoir de guérison.  Depuis le temps que je suis malade…  Je n’ai plus la force d’espérer.  Je n’accepte ni ne me révolte contre mon sort.  Je respire, voilà tout.  Je me répète intérieurement qu’un jour tout redeviendra comme avant.  Mais quand ?  J’attends l’arrivée de mes parents.  Sait-on jamais…  L’essentiel est de ne pas désespérer, ce qui n’est pas le contraire d’espérer.  Je veux dire que je n’alimente aucune  d’arrière pensée.

 

Mon père et ma mère arrivent à l’hôpital sur la fin de l’après-midi.  Ils se présentent au poste de l’urgence.  Ils se contentent de dire qu’ils viennent me chercher.  Une infirmière communique avec mon médecin traitant.  Elle le prévient que mes parents sont arrivés.  La garde-malade leur demande de passer dans un petit bureau adjacent à la salle d’attente.  « Le psychiatre viendra vous rejoindre, leur dit-elle «.  Mes parents ne m’aperçoi-vent pas dans le corridor.  Ils sont consternés.  Ils entrent dans l’anti-chambre des médecins.  Je reste le témoin abruti de toutes ces connivences.  Une petite demi-heure s’écoule.  Mon psychiatre apparaît.  Il entre à son tour dans le bureau où l’attendent mes parents.  Tout cela me semble bien mystérieux.  Quelqu’un avait probablement quelque chose à me cacher.  Mon médecin explique à mes parents qu’il vient de me prescrire un nouvel antipsychotique.  Il veut ainsi contrôler les trop nombreuses poussées maniaques dont je souffre.    « Avec ce nouveau médicament, leur confie-t-il, il est normal qu’il déprime, même profondément.  C’est un effet secondaire du médicament contre lequel nous ne pouvons rien faire, sauf trouver un antidépresseur approprié. Sa médication est à ajuster.  J’entends procéder par déduction et par essais/ erreurs. Cela demandera des semaines, des mois…  Je vous prie de garder votre fils à la maison, le temps que je stabilise ses humeurs ».  Mes parents ne réalisent pas la portée de cette requête et ils acceptent évidemment.  La porte du bureau s’entrouvre.  Ils sortent les premiers, suivis de mon médecin.  « Je vous souhaite bonne chance, leur dit-il » !  Ils se serrent la main.  Le brancardier vient me chercher.  Il m’annonce que c’est le temps de partir.  Je me lève de ma civière et je l’accompagne jusqu’à la sortie.  Mes parents m’accueillent silencieusement.  En fait, ils ne savent trop comment réagir.  Depuis toutes ces années, c’est la première fois qu’on leur demande une telle  implication.  « Nous rentrons à la maison, laisse tomber ma mère.  —  Demain, toi et moi, nous passerons à ton appartement pour prendre tes choses, continue mon père ».  Je n’y ai de fait que quelques effets personnels : des vêtements, de la literie, des livres, une radio et de la vaisselle.  « Pour le moment, nous allons tous souper au restaurant, me convie mon père, tout en me serrant les épaules par derrière ».

 

Je retrouve avec une certaine hébétude la maison de mon enfance et ma chambre à coucher d’au-trefois.  Ma terrible dépression nerveuse me terrasse sur place.  Ma présence dans la maison paternelle exerce sur mes parents  une pression plus psychologique qu’autre chose.  Je suis tellement déprimé.  Mais que pouvaient-ils faire?  On les avait convaincus qu’il leur appartenait de s’occuper de moi…  Je profite du dévouement de ma mère et de la tolérance de mon père.  Dans les faits, j’habite la maison comme une ombre qui squatte ses lieux d’accueil.  Je ne commande qu’une portion de plus aux repas du midi et du soir.  Le matin, j’arrive tant bien que mal à cuisiner moi-même mon petit déjeuner : deux rôties et un café.

 

La préparation de ce repas m’oblige à un véritable effort.  Je suis amorphe et chaque fois ma patience est émoussée.  Lorsque je suis debout, je souffre d’une incontrôlable bougeotte.  Je passe donc le reste de mes journées assis dans un fauteuil berçant.  Étant las, je n’ai pas la force de me lever de mon siège.  Rien ne m’intéresse, ni la télévision, ni la lecture, seulement la radio (quand elle n’agace pas ma mère).  Pour ce qui est de mes occupations, je ne réussis pas à déployer grand-chose.  Je parviens à peine à laver ma vaisselle du matin et à faire ma propre lessive : vêtements et literie.  Il m’arrive de  prendre de petites marches, quand il ne fait pas trop froid.  Elles durent rarement plus d’une demi-heure.  Je fais toujours le même trajet.  Je ne m’éloigne pas vraiment de la maison paternelle.  Après quelques promenades, j’ai découvert une petite épicerie à mon goût.  On y vend des friandises de toutes sortes.  Quelle aubaine !  La vue de ces bonbons éveille en moi une certaine stimulation.  Elle fait naître un désir de goûter.  Je suis touché.  J’adore les sucreries.  Je choisis de petits morceaux de chocolat.  Ils sont fourrés d’une crème succulente.  Il y en a au citron, d’autres à la vanille, d’autres aux cerises.  Moi je préfère la crème à l’orange.  J’en prends un sac et je paye !  Je sors du magasin un peu distrait de mon mal.  Je m’empresse de me rendre dans un parc situé à proximité.  Je m’assois sur un banc public enneigé et je déguste avec gloutonnerie ces petites gâteries.  Tantôt je les laisse fondre dedans ma bouche, parfois je les croque à belles dents.  Je prends l’habitude de m’arrêter occasionnellement chez ce marchand de confiseries.  Il ne se passe rien dans ma vie, sauf que je savoure sûrement ces petits moments sympathiques.  Je fais de ces instants boulimiques un baume sur ma misérable vie.  Je ne le raconte à personne, j’en fais mon secret.

 

Je passe au lit aussitôt après avoir soupé.  Je ne peux tenir debout pendant les soirées ni même assis dans mon fauteuil.  Je cherche à m’allonger sur mon lit, à m’isoler dans ma chambre.   J’é-coute de la musique à la radio.  Ma respiration devient plus profonde et plus régulière. Le sommeil finit par me gagner, tôt dans la soirée.  Je fuis doucement dans les bras de Morphée.

 

Ce temps d’absence me donne un véritable répit dans ma journée : c’est une réelle délivrance.  Il ne dure pas vraiment longtemps, à peine quelques heures, mais quand même.  Je m’éveille presque toujours en douceur.  Mes yeux s’entrouvrent, cherchant à éclaircir l’embrouillage du premier regard.  Une longue veille débute alors pour moi : celle de la nuit.  Je reste allongé dans mon lit.  J’attends que le temps passe.  La noirceur ajoute à mon anxiété.  Je m’efforce pour ne penser à rien.  Les nuits sont longues, interminables.  Chacune d’elles est  semblable à la  précédente. 

 

Ma dépression nerveuse m’accable toujours dans une monotonie sans borne.  Je consulte fidèlement mon psychiatre et je prends régulièrement les médicaments qu’il me prescrit.  Nous essayons différents types d’antidépresseurs, mais rien n’y fait.  Mon séjour forcé chez mes parents se prolonge plus longtemps que prévu.  Voilà plus de quatre mois qu’il dure.  Quatre longs mois à ne rien faire.  Quatre longs mois à seulement être là, à garder le lit, à me bercer et à manger.

 

Par un soir vif et piquant du mois de février ma mère rompt le silence.  Elle se décide à parler.  Nous sommes tous réunis autour de la table de la salle à dîner.  Nous venons de terminer notre repas.  Elle me dit que ma présence à la maison la fatigue.  Elle me demande si je compte qu’on me supplie à genoux pour que je reprenne mes activités ?  Mon père ajoute que je ne dois pas attendre de me sentir bien dans ma peau pour me remettre en marche.  Il dit que je dois faire des efforts.  Je crois entendre mon psychiatre.  Sur le coup, je ne sais trop quoi répondre.  Mes parents venaient de me faire comprendre que je suis un poids pour eux.  L’idée de quitter mon refuge ne m’avait pas encore effleuré l’esprit.  Je m’y étais comme habitué.  Pour la première fois, ma mère se plaignait d’un certain épui-sement.   En réalité, je représente pour mes parents un « corps mort ».

 

J’accepte de tenir compte de leur doléance.   Prêt, pas prêt, le temps est venu pour moi de quitter la maison.  Je me contente de leur répondre que je comprends la situation.  Je me lève de table et je passe m’allonger sur mon lit.  Pendant toute la nuit, je ressasse l’idée de me louer un petit appartement.  Je veux bien essayer de me débrouiller seul.  Le lendemain matin, au petit déjeuner, j’annonce à mes parents que je chercherai une place pour me reloger.

 

Mes difficultés sont quand même assez simples.  Je suis dévoré par une sensation de « mal dans ma peau », de déprimé et  d’invalide.  Je suis incapable de voir normalement à mes responsabilités quotidiennes.  Qu’à cela ne tienne…  Il faut bien laisser vivre.  Je marche donc dans les quartiers populaires de la ville, à l’affût d’un petit logement bien situé et économique.  La température est relativement clémente pour la saison.  Je parcours inlassablement des rues et des ruelles.  Je recherche les affiches « Logement à louer ».

 

À première vue, je ne trouve rien d’intéressant.  Mais je marche, je cherche…  Je consulte les journaux.  Je m’en tiens à certains coins bien précis de la ville.

 

Je découvre enfin un immeuble qui affiche un logement à louer.  La maison est construite en largeur, face à la rue.  Elle ne comporte qu’un seul étage.  Quatre logements donnent sur une cours intérieur en terre battue.  Deux chênes la surplombent de chaque côté.  La bâtisse est située non loin de l’hôpital et d’une épicerie.  Ce sont là des atouts que je recherchais.  Le logement à louer est celui de gauche.  Je m’approche pour lire l’affiche de plus près.  On invite à frapper à la porte voisine pour le visiter.  Ce que je fais.

 

Une vieille dame se présente sur le seuil de l’entrée.  Je lui dis que c’est pour visiter le logement.  « Vous avez des références, me demande-t-elle » ?  Je lui réponds que j’habite actuellement chez mes parents.  Je lui donne le nom et le numéro de téléphone de mon dernier propriétaire.  J’ajoute que mon père signera le bail avec moi.  Cela semble la convaincre.  Elle me donne les clés du logement.

 

Le loyer est plutôt exigu.  Un petit deux pièces et demi, meublé, chauffé, eau chaude fournie.  Il ne reste qu’à payer l’électricité domestique.  L’essentiel quoi !  Le logement est bien éclairé.  L’entrée donne sur un salon-cuisine fait en longueur.  Deux fenêtres découpent le mur de gauche.  La cuisinette s’enclave dans le mur de droite, au fond de la pièce.  Elle occupe l’aire située derrière la chambre à coucher qui est moyennement grande.  Cette dernière dispose d’une seule fenêtre donnant sur la cours devant la maison.

 

Les meubles sont bien ordinaires.  Ils sont bons pour l’usage.  Le loyer est plutôt propre.  La place me plaît.  J’avais cherché toute la journée.  J’avais les pieds gelés et j’étais épuisé.  Je retourne chez la propriétaire.  Je lui dis que je suis satisfait de son logement.  Nous nous entendons sur un prix.  « Je ferai mon enquête de crédit dans la soirée, me dit-elle.  Si tout va bien, nous nous reparlerons cette semaine et nous signerons le bail aussitôt ».

 

  Son enquête l’amène à communiquer avec mon père.  S’il faut en juger par la suite des événements, ils se sont bien entendus.  La propriétaire accepte de me louer son logement.  Le samedi suivant, dans la matinée, mon père et moi nous nous présentons chez elle et tous les trois nous signons le bail.  Mon père semble satisfait de cet heureux dénouement.  Lui et moi, nous retournons à la maison.        « Nous déménagerons demain tes effets personnels, qu’il me dit.  Je verrai à te faire installer le téléphone.  Tu m’enverras la facture.  Je vais t’aider ».

 

Tel que demandé, tel que fait.  Je quitte la maison familiale sans délai.  En moins de trois jours, j’aménage dans mon nouveau chez-moi.  Je ne suis pas exactement frais et dispos, une certaine appréhension m’habite, mais je ferme les yeux et je réalise mon déménagement de façon technique,  un peu comme si j’opérais avec un pilote automatique.  Me voilà finalement seul.  Je me console.  Je ne suis plus une charge pour personne.  Plus personne ne me voit.  Je suis moins gêné de ma condition.  Je suis maintenant chez moi.  J’ai l’impression d’acquérir un peu d’autonomie.  Je peux être davantage moi-même.  Je ferai ce qu’il me plaît, quand il me plaît, comme il me plaît.

 

Dans la semaine qui suit, je décide de pendre la crémaillère à ma façon.  Je m’offre un demi-litre de vin rouge et j’achète quelques grammes de cannabis de mon ex-vendeur de drogue.  Je picole mon alcool et je consomme mon chanvre jusqu’au début du weekend suivant.

 

J’occupe mes heures à écouter la radio : de la musique classique.  C’est mon seul passe-temps, ma seule distraction.  Le jour, je reste assis à ma table de cuisine à ne rien faire.  Avec le temps, j’en viens à m’intéresser aux nouvelles et aux faits divers qu’on y rapporte.  J’y reconnais une rudimentaire ouverture sur le monde.  Je prends mes pilules quotidiennement et je visite mon médecin selon nos arrangements.  Mes parents prennent des nouvelles de moi à l’occasion.  Bien qu’ils tentent de m’encourager de leur mieux, nos conversations téléphoniques sont plutôt brèves.  Avec mon isolement, ma solitude est à son comble.  Elle me conforte dans mon malheur.  Je suis obsédé par des remords de conscience.  De lointaines choses du passé me hantent.  Les idées noires surgissent.  Le suicide m’apparaît comme la seule solution immédiate à toutes mes souffrances morales.  Cette idée me tourmente, mais j’ai peur de la mort.  Je cherche à me soustraire de cet état morbide.  Je rédige, sur une feuille de papier, dix exemples où j’ai été heureux dans ma vie de jeunesse.  Je les relis occasionnellement afin de me changer les idées.  Mais quel travail, quelle peine, quel effort enfin.  À la longue, j’ai le sentiment que c’est un exercice inutile.  Et pourtant.

 

Préparer mes repas est une véritable corvée.  J’opte pour me nourrir de la façon la plus élémentaire qui soit : des rôties, un œuf et du café le matin, du riz et du poisson pour le souper.  Mon menu est fixe.  Je ne dîne pas.  Un seul poêlon.  Un seul chaudron.  Une seule assiette…

 

Par discipline je décide de marcher quelques minutes quotidiennement.  Je me donne une routine.  Je refais chaque jour le même trajet.  Parfois je suis saisi de paranoïa.  Je deviens mal dans ma peau et j’ai peur.  J’ai l’impression que les automobilistes, tout autour de moi, m’observent.  Je fais de mon mieux pour ne pas les regarder.  Je me fais fuyant.  Je me presse pour revenir au plus vite dans mon logement.  Je m’allonge sur mon lit pour décompresser.  Quand l’angoisse se fait moins intense, je reprends ma place au bout de ma table de cuisine.  Je rumine mes idées noires.  Le temps n’en finit plus de s’étirer.  Que puis-je y faire ?  Je n’ai pas le choix.  Je me répète que je dois rester patient.  Je ne cherche pas à expliquer mon mal.  Je le subis, c’est tout.  Dans de telles conditions, comment puis-je parler de liberté ?  Cette misérable vie de chien durera près de trois ans.

 

Malgré mon malheur, une petite consolation relève mes soirées comme une étincelle dans la noirceur.  Je parle de ce moment fugitif où je m’allonge sur mon lit pour y passer la nuit.  Un instant de répit qui ne dure guère que quelques secondes…  Pourtant, il est suffisamment perceptible pour que chaque soir je le reconnaisse et que j’y goûte.  Après mon souper, lorsque je passe au lit, toute mon attention s’y concentre.  Je m’al-longe d’un seul coup sur mon matelas et je relâche subitement ma respiration…  Je me sens alors fondre dans mon lit.  Quelques secondes d’abandon déjouent mon mal. Le temps d’une respiration.  Ce court moment me fait du bien.  Je me laisse aller pour ces quelques instants à une espèce de nulle part.  Mon esprit se vide.  Je m’accroche à cette pause pour le temps qu’elle dure.  Je passe ainsi d’une soirée à l’autre, en me répétant intérieurement que je suis chanceux de vibrer encore un peu.  Mais qu’est-ce donc que cette courte trêve dans une journée toute entière ?  Je souhaite secrètement que de tels épisodes se prolongent ou encore qu’ils se reproduisent plus souvent.  Si seulement je contrôlais mes humeurs…  Faudrait-il que je m’apitoie sur mon sort ?  Faudrait-il que je lève les yeux au ciel ?  Ciel gris, ciel bleu, ciel silencieux…

 

Pendant toutes ces années où les quatre saisons ont l’allure uniforme de mes états d’âme dévastés, mon médecin persiste à chercher un antidépresseur auquel je réagirais positivement.  Il fallait compter six semaines pour implanter un médicament dans mon système.  Quand nous constations qu’il était sans effet sur mes humeurs, il fallait compter six autres semaines pour le retirer de mon organisme.  Nous avons ainsi patiemment essayé plus d’une demi-douzaine de ces remèdes, jusqu’au jour où je me mets finalement à vibrer sur de petites choses de la vie quotidienne.  Mon docteur avait  mis le doigt sur un antidépresseur  approprié.  Un médicament faisait enfin effet.  Ce n’était pas trop tôt.  Voilà plus de trente-deux mois que nous expérimentions des mixtures de toutes sortes.  Je ressens finalement quelque chose de nouveau.  L’exécution de modestes tâches devient plus aisée.  Il devient plus facile de préparer mes repas.  Je cherche à introduire de la variété dans mes menus.  Balayer et laver mes planchers devient moins accablant.  J’allonge ma marche de tous les jours.  Je me risque même à sortir le soir.  Je vais prendre un verre de bière au Café des artistes, un petit bar situé non loin de chez moi.  À l’occasion je fume un petit joint de cannabis.  Bref, je sens que je reprends vie.  Cela n’a pas lieu soudainement,  mais quand même, jours après jours, semaines après semaines, mois après mois, je gagne sur moi-même, je retrouve un perceptible bien-être.  Je vis mes petits progrès avec un grand soulagement.  Je n’ai jamais vraiment exulté d’espoir en mon rétablissement mais je n’ai jamais vraiment désespéré non plus.  Je prends résolument ce que la vie m’offre enfin : une part de confort psychologique.  Je répète à qui veut bien l’entendre que je me sens renaître, mais je suis le seul à m’en réjouir.  Personne ne me gratifie ni ne me conforte vraiment, personne sauf peut-être ma propriétaire, une autre personne seule dans la vie.

 

  Mon existence se résume aux politesses que la vieille dame et moi nous nous échangeons.  J’habite mon loyer depuis tout près de trois ans.  Ma propriétaire se plaît à m’appeler « mon fils ».  Je l’accommode à l’occasion pour la dépanner dans ses courses à l’épicerie.  Pour ma satisfaction, elle se garde d’abuser de ma disponibilité.  Elle finit par remarquer que je me porte mieux, que je suis plus souriant, plus bavard…  Elle me confie un jour que j’avais été jusqu’à maintenant son locataire le plus tranquille.  Et quelle tranquillité, me dis-je ?  Dans son logement, j’avais vécu comme un long martyr.  Mais quand même, un mot sympathique…  Elle m’avoue qu’elle se sent rassurée de m’avoir comme voisin.  Il faut croire que je mets un peu de soleil dans sa vie.  Et toujours elle m’appelle « mon fils ».  Je suis très flatté par sa confiance.  Je ne suis pas indifférent à ses propos.  Je développe à son égard une courtoisie spéciale, un peu intéressée je dois dire.  Je conserve le plus possible mes habitudes de vie normales, mais je ne peux nier que ma propriétaire exerce sur moi une influence réelle.  En dehors de mes parents, j’ai peu de relations.

 

Un jour vient où je cesse de la remarquer autour.  Il arrivait parfois qu’elle se fasse discrète, mais cette fois-ci son silence m’intrigue.  Un peu plus d’une semaine s’est écoulée sans que je ne la croise sur le seuil de son entrée.  Je me décide à vérifier ce qu’il peut bien en être.  Je frappe à sa porte.  Pas de réponse.  Je lui téléphone.  Toujours pas de réponse.  Je communique alors avec la police pour qu’on  ouvre la porte.  Ce qui a lieu…  Les policiers et moi, nous pénétrons dans son logement.  La réalité nous rattrape sans pitié.  Une odeur de putréfaction nous monte au nez.  Nous découvrons ma propriétaire morte dans son lit.  Elle s’était paisiblement endormie pour son long voyage.  Elle avait vécu seule, elle était morte seule.  N’est-ce pas bien ainsi ?

 

Pour la forme, je suis un peu ému par ce décès.  Mon imagination se perd dans des fantaisies de toute sorte.  Ne suis-je pas « son fils » ?  Et si j’étais également l’heureux bénéficiaire de son legs ?  Pour un temps je crois que je suis privilégié.  Une quelconque fortune allait me combler, moi qui revenais de si loin.  Riche, quelle consolation à mes souffrances !

 

Je découvre vite que mon ex-propriétaire donne par testament l’ensemble de ses biens à un organisme de bienfaisance locale.  L’héritage est accepté par la société en question.  L’héritière organise tout : le paiement de la morgue,  l’inhumation de la dépouille et les frais funéraires.

 

Je ne suis pas déçu pour autant.  Dans les circonstances, je me console en me disant que j’ai donné à cette dame le meilleur de moi-même.  Ma chance est ailleurs.  Il me reste l’essentiel : l’amélio-ration de mes humeurs.  Je retiens de ce décès deux importantes leçons : il ne faut pas confier à autrui les conditions de son bonheur et je suis le seul artisan de mes propres succès.  Après toutes ces années de misère, un réel changement s’opérait en moi.  À défaut de faire fortune, le balbutiement de mon bien-être prenait corps.  Pour cela, il n’y a pas de prix !  Bien au contraire, j’ai de fait de quoi fêter.  Je m’achète donc quelques grammes de chanvre et je fume quelques joints. 

 

Mes progrès dans mon rétablissement sont probablement dus en grande partie aux médicaments.  L’antipsychotique contrôle mes hauts, l’antidépresseur adoucit mes bas et le stabilisateur de l’humeur complète la mixture.  Je dois cependant résoudre un problème très important : comment passer le temps ?  Il est essentiel que je me fixe une occupation à laquelle je pourrai me raccrocher.  Je veux devenir compétant dans quelque chose.  Après toutes ces années de souffrances morales, je veux rompre avec cette noirceur et ce profond sentiment de nullité.  Ma première idée est de m’investir dans le domaine de l’automobile.  Il faudrait que j’apprenne à reconnaître les différentes marques de voitures et leurs caractéristiques.  À un niveau supérieur, je devrai être capable de les comparer entre elles.  Rien ne me prépare vraiment à ce type de savoir.  Comment m’aventurer dans un tel passe-temps ?  Pour ce qui reste, je suis pauvre.  Je n’ai pas de voiture et je ne prévois pas m’en acheter une.

 

Mon second choix porte sur la botanique.  J’y ai été sommairement initié lors de mes belles années de scoutisme et je dispose déjà de la bible de la flore locale.  Cette flore est complète.  Elle rallie des descriptions, des illustrations et des commentaires.  La matière première de la botanique, les plantes, pousse partout, en abondance et gratuitement.  Je formule donc mon projet : je veux apprendre à reconnaître la flore sauvage qui pousse ici et là dans ma ville.  Je veux devenir un spécialiste des mauvaises herbes.  Les plantes sauvages sont omniprésentes.  Il y en a partout : le long des trottoirs, dans les entrées de cours, le long des murets, dans les champs vagues, et ainsi de suite…  La connaissance des végétaux, de leur utilité et de leur folklore me semble plus accessible à mon portefeuille.  « Je me ferai un herbier, que je me dis en moi-même ».  Cueillir et faire sécher des plantes est un art.  De tout temps les humains ont ramassé des plantes pour se nourrir, pour se loger ou pour se soigner.  Sauf qu’aujourd’hui la botanique n’intéresse plus  personne.  À ma connaissance, il n’existe pas localement de club de botanique.  J’ai conscience qu’en choisissant cette option, je me maintiendrai dans un isolement relatif.  Qu’à cela ne tienne, j’opte pour l’étude de la flore locale et l’enrichissement intellectuel.

 

Ma première démarche est de me rendre à la bibliothèque municipale pour prendre connaissance des principaux ouvrages dans le domaine.  Je parcours rapidement la littérature disponible sur le sujet.  Je dresse une liste d’ouvrages que je désire me procurer.  Je me rends chez un libraire pour m’en acheter quelques-uns.  Je m’en offre deux, usagés et à prix très populaire.  Ils sont relativement complets pour ce qui a trait aux plantes des villes et des champs.  Ils ont de plus l’avantage d’être illustrés en couleur.  Le temps presse, l’été avance à grand pas.

 

L’étape suivante consiste à me doter de supports pour disposer à plat mes cueillettes et les faire sécher.  Je passe chez mon épicier du coin et je ramasse de vieilles boîtes en carton.  Je découpe dans ces boîtes des feuilles rectangulaires de format standard.  Il ne m’en faut pas plus pour débuter mes excursions botaniques : des séchoirs pour mes cueillettes et des livres pour les interprétations.  Nous sommes au début du mois d’août.  L’été nous gâte de sa chaleur et ses belles journées  d’ensoleillement.

 

Mes premières cueillettes ont lieu au hasard.  Je parcours des champs vagues à prélever différentes espèces de plantes appartenant à différents genres.  Ma première vraie planche porte sur les trèfles.  J’identifie chacun des spécimens récoltés et je les annote d’un petit commentaire sur leur folklore.  Je m’en tiens à mes flores.  Dès que j’ai en main toutes les espèces de trèfle rapportées pour ma région, je passe à autre chose.  Ma deuxième planche porte sur les renouées.  Je les cueille le long des berges de la rivière qui traverse la ville.  J’en cueille tant que je peux.  Je les mets de côté pour les identifier plus tard dans la saison.  Je réalise enfin une série de cueillettes sur les asters.  Bien que ces plantes soient indigènes, je ne peux résister à l’envie de les étudier plus particulièrement.  Les asters ont l’avantage de durer tard dans la saison, parfois jusqu’aux premières neiges.  Ils sont de plus caractéristiques de notre flore régionale.  Avec les verges d’or, puis-je lire dans ma flore, ils font du pays « un immense jardin noyé de pourpre et d’or ».  La saison de mes cueillettes se termine le mois suivant, en septembre.  Je cueille pour mes tisanes des plants de menthe et des feuilles de thé des bois.  Je me résous à suspendre mes excursions jusqu’à l’été prochain.  J’ai cueilli moult plantes.  J’en ai suffisamment en main pour m’occuper à les identifier pendant une bonne partie de l’hiver.  Il ne me restera qu’à faire vérifier mes identifications.  Je veux m’assurer qu’elles sont exactes.  Je devrai consulter un botaniste pour le savoir.

 

Pendant tout ce temps, je continue de rencontrer mon médecin, à chaque trois mois.  J’accepte de bon gré cet engagement afin de me garantir un accès constant à des services psychiatriques.  Du même coup, j’atteste de ma bonne foi.  Je veux être un patient loyal.  Mais loin d’être amicaux, nos rapports sont parfois mordants.  Un jour que je lui exprime mon intérêt pour la botanique, il ramène ses lunettes au bout de son nez.  Il penche sa tête vers le bas.  Il garde ses yeux bien hauts.  Il me fixe bien droit.  « Cette petite fleur bleue qui pousse dans les champs, tu connais, me demande-t-il laconiquement » ?  Sa question me met mal à l’aise.  J’aurais aimé qu’il sache que je suis en voie de devenir compétant dans quelque chose.  Quoi répondre à une question aussi simpliste ?  Je réalise que c’est un attrape-nigaud.  Je reste muet.  Je me tortille sur ma chaise.  J’étais pris.  Encore une fois j’étais incapable.  J’avais envie de lui crier d’aller se faire foutre !  Il se lève et marche vers la fenêtre derrière son bureau.  « Cesse de parler avec des grands mots, qu’il me dit.  Tu trouveras probablement ce que tu cherches ».  Dans mon esprit il n’y a pas de doute qu’il fait allusion aux plantes narcotiques.  Il savait qu’il m’arrive de consommer le cannabis à l’occasion.  Et après ?  Que le diable l’emporte !  Il revient à son bureau.  Il s’assoit.  Il me fait ma prescription de médicaments pour les trois prochains mois.  Il me la donne en disant : « On se revoit dans trois mois » !  Je le salue à peine et je quitte son bunker, avec une réelle aigreur au cœur.

 

Je débute l’identification de ma récolte de plantes sauvages avec le sombre mois de novembre.  Seul dans mon logement, je prolonge l’été en m’amusant avec mes herbages.  J’ai en main une trentaine de spécimens que je veux identifier. Cet exercice me commande une patience de moine.  Après tout, je suis profane en la matière.  Cette occupation s’étire jusqu’en hiver.  La saison rigoureuse surgit.  Elle nous assomme.  Une épaisse couche de neige recouvre la ville et le froid saisit les promeneurs sous leurs épais habits de neige.  Je profite de cette époque de l’année pour faire mon herbier.  Pour ce qui est de sa vérification, je projette de m’adresser à un biologiste à la retraite dont j’ai entendu parler.  Il est bien connu dans la région.  Il a participé à de nombreux projets d’aménagement du territoire.  Sa réputation n’est plus à faire.  Je débute la nouvelle année en communiquant avec lui.  Je parviens à le rejoindre au téléphone.  Il se nomme Jean-Charles.  Je lui fais part de ma nouvelle passion.  Je l’invite à passer chez moi pour vérifier ma collection de plantes séchées.  Ce monsieur accepte gentiment de me visiter.  Je me réjouis de sa disponibilité.  Je vois en lui un éventuel mentor que je pourrai consulter à l’occasion.  Au mieux, nous pourrions réaliser une ou deux sorties ensemble pour me permettre d’apprendre à mieux herboriser.  Le jour de notre rendez-vous arrive.

 

Jean-Charles frappe à ma porte.  Je l’introduis dans mon modeste logement.  Je lui offre une tisane de thé des bois.  Il me répond volontiers.  Il ajoute qu’il ne peut rester longtemps puisqu’il a d’autres engagements qui l’attendent.  Je dépose mon herbier sur ma table de cuisine.  Il jette un coup d’œil rapide sur chacun de mes feuillets.  En fait, il ne les commente pas.  Il se contente de dire que je suis sur la bonne voie.  « Pour ce qui est de ton Aster simplex, me dit-il en riant, je doute que tu en déniches dans la région, mais il arrive parfois qu’on fasse de ces trouvailles…  Pour te consoler, continue-t-il, je t’ai apporté une « clef d’identification d’arbres et d’arbustes par les bourgeons ».  Je l’ai créée alors que j’herborisais davantage.  Voilà qui saura t’occuper pour une partie de l’hiver… ».  Là-dessus, il met son manteau.  « Nous nous reverrons au printemps prochain, conclut-il ».  Il quitte mon logement, sans plus.  Je suis très satisfait de sa visite.  J’aurais espérer qu’il soit un peu plus bavard, mais enfin…  Il est certain que Jean-Charles avait senti mon intérêt pour les plantes.  Après tout, ne m’avait-il pas lancé un superbe défi : la connaissance des arbres et des arbustes par leurs bourgeons !  Pour la première fois depuis des années, je sentais une appartenance se développer en moi.  Désormais je ne serai plus seul dans mon occupation.

 

Ce projet de cueillette de bourgeons me tient vraiment à coeur.  Le mois de février me semble propice pour ce genre d’activité.  Je chausse mes bottes, je saisis mon havresac et en une seule journée je prélève une vingtaine de petites branches d’arbres ou d’arbustes.  De retour à la maison je les laisse reposer sur ma table de travail, dans ma chambre à coucher.  L’identification des bourgeons se fait avec une loupe.  Je dois m’en procurer une.

 

Je suis minutieusement les indications de la clef d’identification.  Tant bien que mal, j’arrive à identifier avec assurance une quinzaine de bourgeons.  Je les pique sur une feuille de liège.  J’inscris sous chacun d’eux le nom de l’arbre ou de l’arbuste identifié.  J’encadre ma feuille de liège avec des lattes de pin blanc, teintes en brun noisette.  J’en fais le plus beau des présentoirs.  Mon souhait secret est d’impressionner Jean-Charles.  Ce montage constitue ma première véritable pièce d’œuvre. 

 

Une superbe idée me vient à l’esprit : faire un album photographique de plantes florifères.  Dans certains cas, les fleurs séchées à plat, entre deux feuillets, donnent des résultats remarquables.  Je pense notamment aux pervenches, aux mauves, aux marguerites, bref à toutes ces plantes qui poussent librement autour des vieux jardins et dans les champs vagues de la ville.  L’idée est de concevoir des arrangements floraux susceptibles de servir de modèles dans de petits montages artistiques.  Chaque modèle doit constituer en soi une composition unique.  Je passe donc le reste de l’hiver à préparer mes supports.  Je dresse une liste exhaustive du calendrier de mes cueillettes.  Le printemps approche rapidement.

 

Plus je m’investis en botanique, moins les mauvaises pensées m’habitent.  Elles tendent même à disparaître progressivement.  La réalité devient enfin plus forte que mes idéations morbides.  Je profite du printemps hâtif pour inviter Jean-Charles à corriger mes devoirs sur les bourgeons.  Comme la dernière fois, il ne passe pas de commentaire sur mon travail.  Il se contente de reconnaître les efforts que j’ai mis dans ma pièce d’œuvre.  Je lui fais part de mon projet de cueillir des plantes florifères et de monter un petit album de seize pièces d’œuvre photographiques.  « La question que m’inspirent tes projets, me dit-il en riant, est de savoir s’il faudra te commettre pour un travail d’amateur d’artisanat ou pour un travail d’amateur de botanique ?  Quoiqu’il en soit, n’oublie jamais de porter ton galurin quand tu herborises.  Et à ton chapeau, aie la fleur de ton choix !  C’est l’insigne d’un véritable professionnel » .  Avant de quitter, Jean-Charles m’informe qu’il existe un système de classification des plantes qui assigne un message sentimental à chacune d’entre elles.  Ce protocole origine d’Istanbul.  Il date du début des années seize cents de notre ère.  Il se nomme   « Le Langage des fleurs ».  C’est le premier véritable effort de classification des végétaux.  « Tu pourrais peut-être y recourir pour tes créations artistiques, me dit mon gourou ».  Sur ce, il s’excuse…  Il n’a pas franchi ma porte qu’il se retourne vivement et ajoute : « S’il survient quelque chose de spécial, tu me téléphones… ».  Voilà le message que je souhaitais entendre.  Jean-Charles manifeste un réel intérêt pour mes travaux.  J’en suis quitte pour continuer mes activités de mon mieux.  Ce que je trouve intéressant avec ce Jean-Charles, c’est qu’il est toujours positif.  Cet été je cueillerai assurément.  Je tiendrai mon activité pour sérieuse et créative.

 

Dans les jours qui suivent, je me présente à la bibliothèque municipale et je prends connaissance des ouvrages portant sur la théorie du Langage des fleurs.  Je lui reconnais un côté vraiment merveilleux.  On y rapporte que la marguerite des champs invite à la       « gaieté malgré tout », que le bouton d’or est associé à la « joie de vivre », que les trèfles sont l’emblème floral du « bonheur » et ainsi de suite…  Quelle poésie, quelle fantaisie !  Je décide de m’approprier de ce système de classification et de l’inclure dans mes compositions.

 

 Mes cueillettes débutent à la mi-mai.  Le muguet, le myosotis et les pensées cultivées embellissent déjà les plates-bandes printanières.  Je cueille toujours quelques spécimens de ma plante vedette.  Je les dispose délicatement sur mes supports et je les fais sécher soigneusement. Je retiens le modèle le mieux réussi.  À chaque fois que je termine un montage, je le recouvre d’une pellicule plastique pour le protéger et je cours chez mon imprimeur pour qu’il me produise une photocopie couleur au laser de ma pièce d’œuvre.  Je dois agir assez promptement pour éviter que mes modèles floraux ne se décolorent.  Ainsi, pendant tout l’été, je cueille, je compose et j’accumule mes seize modèles de pièces d’œuvre, assortis d’une légende appropriée, inspirée du Langage des fleurs.  L’été est chaud et sec.  Les pissenlits du printemps ne l’avaient-ils pas annoncé ?  Ils ont poussé de façon clairsemée sur les pelouses et dans les champs herbeux de la ville.  C’était là un signe de chaleur et de température sans pluie.  S’ils avaient envahi nos espaces verdoyants de façon serrée les uns contre les autres, nous aurions eu droit à un été frais et humide. 

 

  Un jour que j’herborise le long de la rivière, à peu près aux limites de la ville, j’arrive en une petite éclaircie sablonneuse, à proximité d’un secteur où s’entremêlent les érables à Giguère et des cèdres rabougris.  Je remarque trois petites plantes d’environ cinquante centimètres de haut.  À première vue, elles ressemblent en tous points à de petits prêcheurs.  Mais à y regarder de plus près leur couleur est plutôt d’un vert pâle, rayée de blanc.  Je retourne chez moi, je consulte ma flore.  J’établis hors de tout doute qu’il s’agit vraiment d’un Arisaema (petit prêcheur), mais albinos je dirais.  Je téléphone à Jean-Charles pour qu’il vienne confirmer ma découverte.  Nous refaisons ensemble mon trajet vers le site.  Arrivé devant les plantes, Jean-Charles se dresse.  Son visage s’illumine d’un large sourire.  Il laisse tomber ses bras le long de son corps puis il s’exclame: « Là je suis content ! »  Nous venions d’identifier des Arisaema Stewardsonii, une espèce de plante, du même genre que le petit-prêcheur, mais tenue pour    « rare ou peu connue ».  Je me réjouis de cette découverte et je réalise de facto  ce qui en est du véritable plaisir botanique.  « Allons-nous en, laisse tomber Jean-Charles.  Laissons là ces merveilles de la nature ».  Nous quittons les lieux sans cueillir.  J’en suis quitte pour une expérience inoubliable.

 

L’automne frappe à notre porte.  C’est ma saison difficile.  Anciennement, je décompensais souvent à cette période de l’année.  Le temps se rafraîchit.  Pour déjouer la déprime, je profite de la saison pour réaliser mes cueillettes pour mes tisanes.  De plus, je termine le montage de mon album de pièces d’œuvre.  Les arbres en feu des paysages passent d’une splendeur multicolore à un dénuement squelettique.

 

Tant que je m’en tiens à la cueillette de mes plantes, au séchage de mes fleurs, à la composition de mes modèles et à leur photographie, tout va bien.  Mais pour ce qui est de finir mes créations, là je suis embêté.  J’aurais aimé les reproduire à l’acrylique mais je n’ai aucun talent pour la peinture.  Je fais part de mon problème à Jean-Charles.  Il s’arrête chez moi.  Il regarde mes photographies puis il s’exclame : « Numérise-les, imprime-les, vends-les ! ».  L’idée est bonne.  Je connais vaguement le monde du numérique.  Ce projet ouvre les frontières et introduit à la modernité.  Mais, je ne suis pas informatisé.   Il me manque un poste de travail : ordinateur, scanneur et imprimante.  Puisque je n’ai  pas d’argent, je me tourne du côté de mes parents.

 

Je demande à mon père de m’avancer deux mille dollars.  C’est beaucoup d’argent mais c’est le prix d’un système informatique.  Mes parents jugent que l’idée est bonne.  Ils veulent bien m’encourager.  Ils reconnaissent le côté bénéfique de mon occupation.  « Je vous rembourserai, que je leur assure.  —  Ce n’est pas nécessaire, me répond mon père.  Ce sera ton cadeau de Noël » !  Je ne m’attendais pas à une telle générosité de leur part.  Je suis d’abord un peu hésitant, mais j’accepte vite cet arrangement.  Je sais qu’il vient du cœur.  Mes parents avaient plus d’une fois cherché à m’aider financièrement.  Je leur avais toujours répondu que cela n’était pas nécessaire, que j’arrivais fort bien à me débrouiller seul.  Mais cette fois-ci, il y a l’évidence de la réalité.  Pour poursuivre mes travaux, je dois accepter leur offre avantageuse.  C’est ainsi que je réunie la technologie des temps modernes avec mon artisanat immémoriale.

 

J’achète mon système informatique bien avant les Fêtes.  Je consacre le temps requis à comprendre l’utilisation de mon équipement électronique.  Je multiplie les expériences et les tests.  Je réalise différentes compositions et je monte un herbier électronique comptant près d’une soixantaine de modèles différents.  J’approche de mon but : créer des cartes de souhaits.

 

Je dois d’abord définir le genre de cartes que j’entends fabriquer.  Je veux dire que je dois décider du type de carton sur lequel j’entends imprimer mes cartes.  Puis je dois choisir le type de plastique que je désire utiliser pour recouvrir mes imprimés.  Je recherche un fini qui soit à la fois mât et protecteur.  Je conçois finalement comment appliquer mes imprimés plastifiés et taillés sur un carton âpre constituant le corps de mes cartes.  Je prends le temps nécessaire pour faire mes recherches.  L’inscription du message que transmet le modèle, selon le Langage des fleurs, doit apparaître à l’intérieur de la carte.

 

Dès le commencement du mois de mars, je débute la création de mes modèles de cartes de vœux.  Je numérise, je traite et j’imprime mes images.  À mesure que j’accumule mes petites choses, l’idée de les vendre se raffermit en moi.  D’amateur de botanique, me voici marchand d’artisanat.  Je goûte au plaisir que procure l’émergence d’une véritable communion avec la vie dans une réelle rémission.

 

Les douces brises printanières reviennent nous caresser pour notre plus grand plaisir.  Je me  réjouis de la chaleur du soleil bienfaisant.  La saison m’inspire pour affronter le public.  Spontanément je me tourne du côté des marchés aux puces.  La location d’une table est plutôt dispendieuse pour mes moyens, mais le défi de vendre mes cartes l’emporte sur mes réserves.  Les expoventes ont lieu à l’intérieur.  Je dispose mes cartes sur une table et les acheteurs circulent devant l’étal.  Ils cherchent l’aubaine, la perle rare.

 

Pour ma première journée, je vends suffisamment de cartes pour financer ma table.  Je trouve cela encourageant.  Je poursuis dans la même veine avec d’autres marchés aux puces, toujours dans des soubassements d’églises.  Malgré quelques ventes, que je sais apprécier, je n’arrive pas à faire des profits.  Il me faut trouver une alternative.

 

Je sollicite un organisme municipal qui encourage les artisans locaux.  Il existe en effet un marché public où des artistes exposent et vendent leurs créations.  La location d’une table avec cette ressource est finalement plus économique qu’avec les marchés aux puces.  Je me félicite de mon initiative.  Je me joins donc à un regroupement d’artisans auxquels je veux ressembler : des jeunes gens, des adultes, des créateurs…  Je ne suis pas seul à vendre des cartes, mais les miennes sont originales.  Plein de gens et de touristes fréquentent la place des artistes et des artisans.  Je rencontre hélas un grave problème.  J’expose maintenant mes cartes à ciel ouvert.  Je subis par là les caprices de la température. Suite à un coup de vent, mes cartes s’envolent sur la place publique.  Cette catastrophe est survenue une seule fois.  Les autres artisans se sont précipités pour les récupérer et me les remettre.  J’ai été très touché par ce respect du travail d’autrui et par cette solidarité.  Étaler mes cartes sur une table ne suffit plus.  Je devrai bricoler des présentoirs, un peu semblables à celui de mes bourgeons, mais de plus grande taille.  Tout n’est que partie remise.

 

Mes nouveaux supports sont fabriqués de bois et de cartons noirs, lisses et résistants.  Leur format est le même que celui des feuillets de mon herbier.  J’y dispose avec symétrie de petites attaches cunéiformes en carton rigide pour y fixer mes cartes par leurs quatre coins.  Chaque éventaire peut afficher six cartes.  Pour tenir bien solidement mes supports sur la table, je me procure deux sacs remplis d’avoine.  Ils donnent le poids nécessaire pour stabiliser mes installations.  Tous ces développements ont demandé du temps.  L’été est déjà avancé.  La place des artistes et des artisans fermera bientôt.  Par bonheur, je réussis à obtenir une table pour la fin du mois d’août.  Je tente un nouvel essai.  Mon site me coûte seize dollars pour la journée.  Je vends chacune de mes cartes quatre dollars.  Je dois donc vendre quatre cartes pour payer ma table.  Au-delà de ce compte, je payerai mes coûts de production et je ferai des profits.

 

J’arrive tôt le matin.  Je porte mon havresac.  J’y transporte mes poids, mes supports, mes cartes, mes enveloppes, mon goûter du midi, un thermos de café et un peu de monnaie.  Le temps est superbe.  Une brise espiègle souffle sur la Place.  J’y suis bien préparé.  J’installe ma vitrine virtuelle.  Je me tiens debout à côté de ma table.  J’attends que des acheteurs se présentent.  Une pensée sombre m’égare pour un instant.  Je me rappelle ces années où passer le temps était une véritable épreuve.  Il me revient ce conseil de mon père qui me disait de ne pas attendre de me sentir bien pour entreprendre des choses.  Je me félicite que cet époque soit maintenant chose du passé.  « Une rechute est toujours possible, me dirait mon petit comique de psychiatre ».  Pas aujourd’hui !  Aujourd’hui je me sens d’attaque !  J’ai quelque chose à vendre !  Je ne nie pas mes expériences passées, mais je préfère ne plus penser à ces malheurs.

 

La place des artistes et des artisans est bondée de vacanciers.  Ils circulent devant les nombreux kiosques des créateurs.  Il arrive que certaines gens s’arrêtent devant mes supports.  Nous échangeons des sourires.  La matinée est jeune.  Une adolescente se présente à ma table.  Elle regarde mes choses.  J’éprouve une grande joie.  Elle me demande le prix de mes cartes.  Je lui réponds quatre dollars…  Je me sens cruel.  J’aurais préféré lui dire: « Ne vous donnez pas la peine, mademoiselle, je vous en offre une » !  Mais le jeu est de vendre.  Et cette jeune fille est libre d’acheter ou pas.  Je suis figé.  J’aurais voulu lui faire la conversation, lui parler de mon artisanat, de mon procédé ou de quoi encore.  Non, je reste muet !  Elle me regarde timidement.  Elle me sourit.  « J’achète celle-ci, me dit-elle finalement ».  L’affaire est conclue.  Je prends mon argent.  La jeune fille me semble satisfaite.  Tout compte fait, moi aussi je suis satisfait.

 

D’autres acheteurs se présentent.  Je réussis encore à vendre.  L’avant-midi m’est favorable.  Je finance déjà mon kiosque.  Je suis en position de faire des profits.  Je déguste ma salade de pommes de terre et bacon.  Je me sers un café.  Je jubile, presque.  Je n’ai pas terminé mon dîner qu’une femme, un peu plus âgée que moi, se présente devant ma table.  Elle est toute petite et toute délicate.  Ses cheveux sont noirs.  Elle les porte courts, à peine sous les oreilles.  Ils tombent sur sa nuque.  Ils cachent son cou.  Elle a le teint foncé.  Ses yeux sont bruns.  Elle porte contre sa narine gauche un faux diamant.  Ses dents, d’une blancheur immaculée, donnent un éclat lumineux à son sourire.  « Tu ne te sens pas perdu derrière cette longue table avec tes deux petits supports, me demande-t-elle? »  Je suis un peu piqué par cette question.  Après tout, je fais de bonnes affaires.  « Pas vraiment, que je lui réponds…  —  Moi je vends des signets, continue-t-elle.  Mon kiosque est de l’autre côté de la Place.  Il est caché par la colonne du centre qui soutient le préau.  Tu ne peux pas le voir d’ici.  Ma table est aussi longue que la tienne.  Je n’ai pas besoin d’une aussi grande surface, m’explique-t-elle.  Nous pourrions nous associer et partager les installations ! »  D’abord cette proposition me surprend.  Mais sous le coup d’un envoutement évidente, je lui réponds : « Mais oui, sûrement…  —  Comment t’appelles-tu, me demande-t-elle ?  —  Réjean, que je lui réponds.  —  Tiens, voici ma carte, Réjean.  Téléphone-moi, demain dans la soirée.  Nous en reparlerons ».  Elle retourne à son site.  Je regarde sa carte, elle se nomme Madeleine.  De quoi fallait-il au juste me réjouir ?  De mes créations, de mes ventes, de cette proposition ?  Un peu de tout ça j’imagine.  Je me rappelle alors ce mot de Jean-Charles : « Là je suis content… ».

 

Je suis très heureux d’avoir rencontré Madeleine.  Qui sait, elle va peut-être me porter chance ?  À l’occasion de ma journée à la place des artistes et des artisans, j’ai vendu plus de treize cartes.  Pour la première fois dans ma carrière de « créatif », je fais des profits.  Je suis très fier de ma performance : mes équipements ont tenu le coup et mes cartes ont semblé plaire au public.  Je rentre chez moi avec la ferme intention de roder mon système et de répéter ce genre d’expérience.  Cet événement historique s’achève sur une note joyeuse.  Pour me faire plaisir, je grille un petit joint de cannabis.

 

Le lendemain, dans la soirée, je téléphone à l’énigmatique Madeleine.  Nous n’échangeons que très brièvement.  Nous nous fixons plutôt un rendez-vous au Café des artistes pour la soirée du lendemain.  Nous voulons mettre en place notre projet d’association.

 

Tel que convenu, je me présente au petit bar le jour d’après,  à l’heure fixée.  Elle est là, assise seule à une table sur la terrasse.  Elle m’aperçoit.  Elle se lève.  Je m’approche.  Nous nous serrons la main.  « Assieds-toi, me dit-elle simplement ».  Je ne peux m’em-pêcher de penser que c’est la première fois depuis des années que je me retrouve seul avec une dame, attablé autour d’une consommation.  Elle boit du porto dont le parfum parvient jusqu’à moi.  Je me commande un café.  « Tu ne prends pas une bière ou un verre de vin, me demande-t-elle » ?  Je lui réponds que je préfère ne pas boire d’alcool.  « Et ça, tu consommes, me souffle-t-elle en souriant » ?  Elle sort de son sac un joint de cannabis.  Je me redresse sur ma chaise.  Je la regarde droit dans les yeux et je m’exclame : « Alors çà, sûrement, quand j’ai les sous pour m’en payer » !  La serveuse m’apporte mon café.  Elle aperçoit le joint de cannabis dans les mains de Madeleine.  Elle lui dit : « Pas aux tables, Madeleine, derrière les buissons » !  Je constate que ma consœur est connue dans la place.  Madeleine et moi nous nous sourions.  La serveuse continue son travail.  Ma nouvelle amie et moi nous nous levons et nous nous engouffrons derrière une fontaine de verdure.  Nous grillons notre joint sans dire un mot.  Nous prenons simplement plaisir à nous laisser gagner par l’ivresse cannabique.  Nous brisions ainsi la glace.

 

Nous revenons à notre table.   « J’habite cette ville depuis peu, me dit Madeleine.  J’avais une boutique d’artisanat à Montréal, mais je me suis vue obligée de m’en défaire.  Je me suis recyclée en secrétariat administratif.  Je me suis trouvé un travail au cégep local.  C’est pourquoi j’ai déménagé dans la région.  J’aime bien.  Je me débrouille.  Puisque je suis seule,  je fabrique des signets à la maison pour passer le temps.  Je les vends ici et là, dans différentes boutiques ou dans différentes fêtes populaires ».  Elle fait une pause, elle boit une gorgée de son porto puis elle continue : « Le cannabis me rend bavarde. Parle-moi plutôt de toi ».

 

  Je suis un peu embarrassé par ce tête-à-tête.  Ne sachant trop par où commencer, je lui confie que je suis bipolaire et que je ne travaille pas.  « La fabrication de mes cartes et la botanique sont pour moi deux véritables passions, que je lui dis.  Sans elles je ne saurais vraiment pas comment vivre avec ma maladie ».  Je fais une pause.  Le sang me monte à la tête.  Je rougis de confusion.  Nous ne nous connaissons pas encore et voilà que je me compromets déjà.  Fallait-il donc que je parle de mes troubles de santé ?  Comme si je dois le crier sur tous les toits…  Je veux changer le sujet de conversation.  Je me contente de lui dire que je me porte bien.  Un silence passe sur notre table un peu semblable à cette brise soudaine qui transporte plus loin le parfum du vin de Madeleine.  Je soupire — comme pour souligner ce moment unique.  Puis je continue en lui disant que je m’adonne à mon artisanat depuis un peu plus d’un an.  « Je vends peu, mais je me plais à exposer mes cartes, lui dis-je ».  Madeleine me coupe la parole.  Elle me dit qu’elle a réservé des tables d’expovente dans des festivals d’automne.  « Nous pourrions travailler ensemble, continue-t-elle.  Cela abaisserait nos dépenses.  Le temps nous semblerait moins long derrière nos kiosques.  Nous pourrions nous accommoder l’un l’autre et unir nos efforts pour transporter nos articles d’exposition ».  Je suis spontanément ravi par cette proposition.  Avec une associée comme Madeleine, j’acquerrais de la mobilité.  Elle a une automobile.  Ses signets mettraient de la couleur sur ma table.  Cette suggestion arrive à point.  Faut-il vraiment que j’y réfléchisse ?  C’est une occasion qui me semble inespérée.  J’accepte sans hésiter.  Pour célébrer cet arrangement, Madeleine se commande un autre porto.  Je me commande  pour ma part un verre de vin.  « Je te l’offre, me dit ma nouvelle partenaire en souriant ».  Notre affaire est lancée.

 

C’est ainsi que pour les mois de septembre et octobre, Madeleine et moi, nous parcourons des festivals d’automne les fins de semaine.  Nous ne vendons pas vraiment au point de faire fortune, mais nous faisons nos frais.  Nous marchons parfois le long de la rivière, causant de choses et d’autres, cherchant toujours de nouveaux débouchés pour nos produits.  Autrement, nous nous donnons occasionnellement rendez-vous chez moi.  À chaque rencontre, Madeleine apporte avec elle le cannabis et le vin.  Moi je fournis le café.  Au début, ma santé supporte bien ces perturbateurs de l’humeur.  Nous apprenons à nous amuser, nous qui autrement serions seuls.

 

Un soir de novembre, ma complice m’invite à son appartement.  Elle veut me faire visiter son atelier.  J’accepte.  Je suis curieux de voir son installation.  La chaleur de la décoration intérieure de son logis m’impressionne.  Des tableaux de peintres anonymes ornent abondamment les murs.  Ici c’est une causeuse, là un buffet.  Sa table de cuisine est une authentique antiquité.  Elle est assortie avec une armoire massive.  Une immense bibliothèque occupe tout un mur du salon.  Des pièces d’artisanat de toute sorte y sont disposées avec beaucoup de goût.  Une collection de disques compacts occupe la tablette principale de son meuble de rangement, juste au dessus de son système de son.  J’en choisis un, au hasard.  C’est une symphonie de Schubert.  Je demande à mon hôte de me la faire jouer.  Ce qu’elle accepte.  Elle me fait ensuite visiter cette fameuse pièce qu’elle appelle son atelier.  En y entrant, j’aperçois au fond du studio une grande table de travail.  Elle occupe une partie du mur devant moi.  Une fenêtre la surplombe.  Sur cette table, des pinceaux, des crayons, des règles et de menus objets y sont posés.  Un bureau et une chaise occupent le devant d’un autre mur, celui de gauche.  Une lampe de travail et un ordinateur y reposent.  Contrairement à moi, Madeleine est abonnée à l’internet.  Un grabat donne contre le mur de droite.  C’est sur ce lit que dorment les invités.  Une petite bibliothèque et un classeur complètent l’ameublement de la pièce.  Madeleine y remise ses fournitures : paperasse papier, carton, livres et cartables de toute sorte.

 

Nous passons à la cuisine.  Nous nous installons à la table centenaire.    « Voilà mon chez-moi, me lance-t-elle !  C’est ici que je vis » !   Il est visible que Madeleine a déjà connu des jours plus fortunés.  Comme toujours, notre conversation est conviviale.  Nos atomes sont franchement crochus.  Nous revenons sur nos créations artistiques et sur nos expériences de vente.  Nous faisons même des projets pour l’hiver qui s’en vient.  Nous arrosons de vin toutes nos belles rêveries et nous grillons quelques joints de cannabis.  Nous sommes un peu gris.  Une indicible retenue nous maintient en deçà de toute intimité.  Le sujet de l’amour n’est pas abordé, — comme s’il fallait l’éviter.  Je trouve personnellement que c’est mieux ainsi car mes médicaments me rendent impuissant.  Je suis embarrassé par mon handicap.  Normalement j’aurais déjà fait mes avances.  Je considère que l’amour physique est essentiel.  Mais ce soir, je m’en tiens à me soûler comme si j’étais indifférent.  Je me demande pourtant ce que Madeleine peut penser…  Ce qu’elle peut imaginer me tient à cœur.  Je crains que mon apparente insensibilité ne crée un malentendu entre elle et moi.  Le besoin de m’expliquer devient plus fort que tout.  Il prend toute la place.  C’est bien moi, toujours tout dire !  Je perds confiance en moi.  Je cède.  Je lui confie que mes pilules me rendent impuissant.  Comme pour me racheter, j’ajoute aussitôt que mon psychiatre m’assure que « ça reviendra ».  Je continue en affirmant que malgré cela j’apprécie beaucoup ce qui a lieu et que je ne demande pas plus que ce qui est déjà partagé.  Madeleine reçoit cette confidence sans parler, comme si j’abordais un sujet tabou.  Elle me semble perdue dans ses pensées.  Ses yeux sont mouillés.  Elle se penche au dessus de la table.  Elle y dépose ses coudes devant elle.  Elle prend sa tête entre ses mains.  Elle souffre.  « Je suis désolé, lui dis-je.  Je ne voulais pas t’ennuyer. — Ce n’est pas cela, me répond-t-elle ».  Je lui demande pourquoi elle pleure alors ?  Elle s’excuse en disant que chacun porte ses propres blessures. Réjean connait si peu de chose sur son passé.  « J’aurais préféré ne pas aborder ce sujet, me confie-t-elle, mais puisque nous y sommes, je serai franche moi aussi.  J’ai été violée, il y a quelques années.  Je ne me suis jamais remise de cette violente expérience.  J’ai fait une pénible dépression nerveuse.  J’ai alors commencé à consommer.  J’ai tout perdu, mon conjoint, mes amies, mon commerce…  Je n’accepte plus qu’un homme me touche.  Comme tu peux voir, c’est horrible.  C’est pourquoi je préfère ne pas en parler.  Tu dois comprendre… ».  Je lui réponds que je sympathise avec elle, que je comprends très bien et que je ne reviendrai plus sur ce sujet.  Nous en étions quittes pour jouer aux amants platoniques.

 

La soirée avance.  Madeleine  doit penser à dormir.  Elle travaille le lendemain matin.  Elle m’offre le lit des invités pour passer la nuit.  Elle ne se sent pas en état de venir me reconduire chez moi.  À cette heure avancée, il n’y a plus d’autobus.  Je n’ai pas les sous pour prendre un taxi.  J’accepte donc sa proposition.  Je lui souhaite de bien dormir.  J’entre dans l’atelier et d’un coup je me laisse tomber sur le lit.  Que d’émotions !  Un souvenir me revient : ces moments fuyants où je m’effondrais dans mon lit et où j’éprouvais pour quelques secondes un répit réconfortant.  Ce soir, je ne connais pas cette relâche.  Le vin et le chanvre me montent à la tête.  Elle tourne, elle tourne…  Je me sens un peu nauséeux.  Je garde les yeux bien ouverts.  J’ai l’impression que ma nuit sera longue.  Je devrai passer le temps de mon mieux.  J’avais de quoi ruminer.  J’aurais préféré dormir.  Je pense à mes médicaments…  Pour une rare fois, je saute ma prise. 

 

Le temps s’écoule…  C’est l’hiver qui revient!  Madeleine et moi, nous  participons à autant de marchés aux puces qu’il est possible de s’inscrire.  Nous passons nos fins de semaine dans les soubassements d’églises.  Nous parcourons ensembles les villes et les villages de la région.  Et toujours, il y a le cannabis.  Au début, je fumais un joint à l’occasion, avec ma complice.  C’est elle qui me l’offrait, mais à la longue, je commence à m’acheter de petites quantités de chanvre pour passer le temps chez moi.  Cette consommation devient sournoisement une habitude.  Plus je consomme, plus mon système commande de mon stupéfiant.  Je deviens rapidement dépendant.  J’en arrive parfois à fumer jusqu’à trois grammes de cannabis par jour.  Je me prive sur tout : sur la nourriture, le vêtement, les sorties.  Même mon artisanat en souffre.  L’argent me manque et mes humeurs en prennent un coup.  Quelque chose crève en moi.  Je me procure une carte de crédit pour financer mes excès.  C’est la folie !  J’emprunte sur ce compte pour payer ma substance.  En moins de quelques mois, je plafonne mon crédit.  Je fais la demande pour obtenir une nouvelle tranche d’avance.  On me la refuse.  Me voici coincé.  Autre est d’acheter à crédit, autre est de rembourser.  Je dois cesser de fumer.  Je dois me désintoxiquer.  Je n’arrive pas à imaginer comment fréquenter Madeleine et rester sobre.  Je commence à me faire à l’idée de rompre avec elle.  D’une certaine manière, je l’associe à mon cannabisme.  Je suis profondément peiné par cette évidence.  Elle est ma seule amie.  Les giboulées du mois de mars bousculeront ma vie.

 

Un soir, je reçois Madeleine chez moi pour souper.  Je lui fais part de ma décision de rompre notre alliance.  Tant bien que mal, je lui explique que je veux cesser de consommer le chanvre.  « Je suis trop pauvre pour fumer de la drogue, que je lui dis.  Je n’ai plus d’argent.  Sans que tu ne le saches, je me suis endetté pour me payer de la dope.  Pire encore, je glisse lentement dans la déprime.  Il y va de mes humeurs ».  C’est ainsi que je parviens à trouver le courage de dire à ma seule amie que je veux cesser de la voir.  J’appréhendais cette peine depuis le tout début de notre relation.  La pauvreté est une très mauvaise compagne pour qui a des sous.  Madeleine ne dit mot.  Elle me regarde froidement.  « Tu ne peux pas consommer plus modérément, rétorque-t-elle ?  —  Non, c’est maintenant tout ou rien !  —  Je ne t’en fournis pas assez ?  —  Ce n’est pas là la question.  —  Si je te comprends bien, me dit-elle, c’est moi qui suis responsable de tes excès.  Il faudrait peut-être que je paye encore un peu plus pour monsieur » ?  Je sens que Madeleine est furieuse.  Elle se met à crier : « Tu n’es qu’un petit drogué qui n’a pas les moyens !  J’ai tout fait pour que nous puissions nous plaire ensemble et nous offrir un peu de bon temps.  Et bien merde !  Je suis de trop dans ta vie ?  Tu me laisses tomber ?  Soit !  Notre association est terminée !  Et tant pis » !  Elle se met à pleurer.  Elle proteste en disant qu’il lui faudra encore recommencer à zéro, que c’est toujours la même chose avec les hommes.  Je n’avais pas idée à quel point elle tenait à moi.  Elle se ressaisit.  « Tu ne t’imagi-nes tout de même pas que je vais te suivre dans ta sobriété, poursuit-elle ?  J’ai eu ma part d’intempérance dans ma vie et j’en ai payé le prix !  J’ai appris à me contrôler, moi !  Je ne suis pas pauvre, moi !  Je ne suis pas bipolaire, moi !  Je ne consomme que lorsque l’occasion s’y prête…  Ta sobriété, mon bonhomme, tu peux te la foutre tu sais où…  Je ne le prends tout simplement pas, conclut-elle sèchement » !  Elle chausse ses bottes.  Elle met son manteau.  Elle me gifle.  Elle me tourne les talons.  Elle claque la porte.  Elle me quitte.

 

Je suis stupéfié.  Quelle misérable façon de rompre notre expérience.  N’aurions-nous pas pu nous quitter à l’amiable ?  Il n’y a pas de rupture qui soit facile, faut-il croire…  J’accepte mal cette dispute avec Madeleine.  Et comment ?  D’amis que nous étions, nous voilà étrangers.  Que puis-je y faire ?  J’éprouve du regret face à ce dénouement, mais il faut que je sauve ma peau.  Je suis endetté, intoxiqué et perturbé par ma consommation démesurée de cannabis.  Je n’ai plus d’autre choix que de me désintoxiquer.

 

Sans délais, je fais affaire avec un centre de réadaptation.  Je suis promptement reçu par une travailleuse sociale pour une évaluation.  Elle débute l’entrevue en me demandant quelles sont mes motivations profondes pour vouloir cesser de consommer de la drogue ?  Je lui réponds le plus honnêtement du monde que je n’ai plus d’argent pour m’acheter ma substance et que je redoute de déraper dans un monde illicite.  « Je ne veux pas de dossier criminel, que je lui explique.  J’ai une dette de drogue et je veux la rembourser.  Je veux cesser de consommer le cannabis.  —  Désirez-vous cesser ou diminuer de consommer, reprend la travailleuse sociale ?  —  Il serait difficile pour moi de seulement diminuer ma consommation, que je lui réponds.  Avec l’usage, je suis devenu un fumeur compulsif.  Je commande des joints à répétition.  Je ne peux plus m’en tenir à une consommation occasionnelle.  Je veux vraiment cesser de fumer !  Il faut aussi savoir que je suis bipolaire.  Ma santé commence à en prendre un coup.  —  Quel genre d’aide souhaitez-vous, monsieur Lanthier, reprend l’intervenante » ?  Je lui réponds que je désire un suivi individuel.  « Nous allons évaluer votre demande, me dit la jeune femme.  Nous communiquerons avec vous sous peu ».

 

Cette entrevue avec la travailleuse sociale me motive énormément.  Et pour me prouver que je ne suis pas un « cheap », je cesse de fumer sur-le-champ.  Quelques jours s’écoulent avant que je ne reçoive mon coup de téléphone.  On m’annonce que je suis accepté en individuel et que mes rencontres avec un thérapeute commenceront la semaine suivante, avec l’arrivée du mois d’avril.

 

Tel que fixé, je me présente à mon rendez-vous.  Je rencontre mon intervenant.  Il se nomme Christian.  « Je me spécialise en toxicomanie et en santé mentale, me dit-il pour débuter l’entrevue ».  Je m’empresse de lui dire que je n’ai pas consommé depuis ma rencontre d’évaluation avec la travailleuse sociale.  Je lui explique que j’ai débuté mon abstinence de mon propre chef, que je tenais par-dessus tout à faire les premiers pas par moi-même.  « Je suis très fier de moi, que je lui dis ».  Il me demande à quelle fréquence je souhaite le rencontrer.  Je lui réponds : « À toutes les deux semaines » !  Christian trouve cela raisonnable.  Il continue en me disant qu’il a consulté mon dossier et qu’il respecte mon objectif : cesser de consommer le cannabis afin d’éviter d’aggraver l’endettement.  Je suis un peu mal à l’aise dans cette affaire.  J’ignore si cette façon de voir les choses est politiquement correcte.  Je finis par lui confier que je ne prévois pas consommer pendant toute la prochaine année.  « Je devrai mettre du temps pour rembourser ma dette, lui dis-je un peu intimidé.  Au terme de cette période de remboursement, je verrai si je continue mon abstinence.  Car enfin, tel quel, en tant qu’adulte, je n’ai rien contre la consommation du chanvre ».

 

Christian m’explique que mon usage du cannabis est probablement dû à une mauvaise habitude.  Je dois déprogrammer les neurones de mon cerveau qui cherchent à retrouver sans cesse le plaisir de l’ivresse cannabique.  Il termine la rencontre en me disant que nous prendrons le temps nécessaire pour y arriver.  Il me recommande de mettre à la poubelle tous mes accessoires reliés à ma consommation.  Ce que je compte faire.  Je suis très satisfait de ma première rencontre.  J’aime l’approche de mon « coach ».

 

Malheureusement, seul chez moi, la réalité me rattrape rapidement.  Je vis des rages de consommer.  La nuit, je rêve que je fume.  Le jour, je salive et je ressens comme de légères contractions dans les bajoues.  Des bouffées de chaleur me montent au visage.  J’estime que c’est dû à cette fameuse « habitude » de fumer : fumer quelque chose, n’importe quoi, mais fumer…  Je bois alors de grands verres d’eau ou du café, je me brosse les dents ou je vais prendre une marche.  Ces rages ne durent pas vraiment longtemps, mais elles reviennent souvent.

 

Je me présente à ma seconde rencontre dans tous mes états.  Si ma première entrevue avait été relativement facile, il en est tout autrement pour la suivante.  Je veux fumer et je suis bouleversé par l’idée de rechuter.  Christian prend rapidement le contrôle de la rencontre.  Il m’interroge sur cette peur, sur ce goût.  Il me fait parler sur le sujet.  Il me conforte pour que renaisse en moi l’assurance des premiers jours.  Il m’explique que les bipolaires sont des êtres hypersensibles et que je dois me faire confiance.  « Vous êtes anxieux, me dit-il, vous cherchez à vous auto médicamenter pour retrouver en vous une certaine détente.  Il ne faut pas céder.  Une seule touche et ce sera la rechute ».

 

À discuter avec lui, je dédramatise progressivement mes appréhensions.  Christian m’assure que ces rages de consommer diminueront avec le temps.  « Il faut être patient, me répète-t-il.  Une désintoxication au cannabis demande au moins trois mois de volonté et d’efforts ».  Il ne me laissera pas quitter son bureau sans s’être assuré que mon anxiété s’est bien dissipée.  Je suis satisfait de cette seconde rencontre.  Le jeu de notre conversation a désamorcé la crise que je traînais depuis déjà plus d’une semaine.

 

Je rentre directement chez moi et je me prépare un dîner à la bonne franquette.  Sans perdre de temps, je m’installe à ma table de travail.  Je m’active à fabriquer des cartes.  Je veux vider mon esprit de toutes mes pensées gênantes.  Je veux résolument retrouver ma forme d’autrefois, je veux dire de ce temps où j’étais relativement sobre.

 

L’exemple des signets de Madeleine m’inspire à créer des assortiments de cartes, d’enveloppes et de marqueurs de page.  Je convertis donc mes modèles de cartes en signets.  Le procédé de création est sensiblement semblable.  Les modèles, le carton, l’encre et le plastique sont le même.  Avec l’ordinateur, tout est tellement facile.  Me voici relancer dans un nouveau passe-temps.  À besogner de la sorte sur mes choses, le temps s’écoule mieux.

 

Je suis encouragé par l’aide que je reçois du centre de réadaptation.  À vrai dire, je profite de l’occasion de cette thérapie en désintoxication pour stabiliser à nouveau mes humeurs.  Trois mois, c’est finalement bien court, à peine six rencontres.

 

Ma troisième rencontre avec Christian a lieu sous le couvert de la bonne humeur.  Je lui avoue que je continue d’éprouver régulièrement des goûts pour consommer mais ces poussées n’ont plus rien à voir avec les rages des premiers moments.  Je lui confie que le meilleur outil dont je dispose pour ne pas rechuter, c’est ma volonté.

 

  La thérapie avec mon instructeur n’a rien à voir avec une basse messe.  Il nous arrive de sortir du sujet de la dépendance et de bavarder de choses et d’autres.  À cet égard, Christian me demande si j’ai entendu parler du concours d’artisanat ouvert par la Ville.  « Le premier prix est un chèque de deux mille dollars, me dit-il, le second prix est de mille dollars et le troisième prix consiste en une mention d’excellence ».  Je suis étonné par cette information.  Je n’avais pas encore entendu parler de cette compétition.  Sans m’engager formellement dans ma possible participation à ce concours, je laisse entendre à Christian que j’en prends bonne note.  Ma curiosité est piquée.  L’entrevue se termine sur cette note d’intérêt.

 

Dans la semaine qui suit, je téléphone à la coordonnatrice de la place des artistes et des artisans et je lui demande des informations sur ce fameux concours.  Elle me répond qu’il est ouvert au grand public et qu’il est organisé par le service des loisirs de la ville.  Des frais de vingt dollars sont exigés pour y participer.  J’accepte d’y prendre part.  Après tout, vingt dollars, c’est le prix de quelques grammes de chanvre.

 

  Le début du mois de mai célèbre la renaissance de la nature.  Les pissenlits piquent déjà les pelouses et les champs d’herbe rase.  Les lilas et les pervenches sont en boutons.  Les oiseaux sont de retour pour nous tenir compagnie pendant la saison chaude.  Je continue de rencontrer mon psychiatre.  Je lui fais part de mes démarches pour cesser de consommer le cannabis.  Il se met à rire.  « C’est tant mieux, me dit-il.  Moi je ne peux rien faire pour toi dans toute cette histoire-là » !  Je savais qu’il approuverait.  Ma démarche au centre de réadaptation étant de courte durée, il ne fait pas de cas sur le dédoublement de services qu’elle occasionne. « Maintenant, Réjean, considérant tes dispositions qui sont assez bonnes, je te prescris des médicaments pour un an et je te revois dans six mois, me lance-t-il ».  Voilà qui est une réelle marque de confiance.  J’ap-précie cet étalement dans mes rendez-vous.  À force de manifester ma bonne foi, il faut bien que cela rapporte quelque chose quelque part.  Mais enfin, étant malade mentalement, je n’ai pas entièrement le contrôle de ma vie.  En matière de santé mentale, c’est toujours le psychiatre qui a raison.  Il remplit ma nouvelle ordonnance.  J’esquisse un petit sourire en coin, je lui marmonne un petit merci un peu timide et je quitte son bureau, réconforté par ce nouveau délai.

 

Ma quatrième rencontre avec mon « coach » porte sur la rechute.  Nous examinons ensemble les causes qui pourraient m’amener à rechuter.  Mon intervenant me dit que ma première responsabilité est de bien choisir mes fréquentations.  « N’essayez pas de revoir votre fournisseur de drogue, qu’il me dit, même si vous croyez qu’il est votre meilleur ami.  À cet égard votre implication avec la colonie des artistes et des artisans est très sage.  Gardez le contact avec votre mentor Jean-Charles.  Ne restez pas seul… Un bon chemin pour rechuter c’est de ruminer je ne sais trop quoi.  En cas de rage, vous pouvez toujours me téléphoner et laisser un message dans ma boîte vocale.  Le fait de verbaliser votre envie de fumer adoucira peut-être votre tentation.  L’important c’est de ne pas s’isoler.  Il ne faut plus que vous associez votre “ passer le temps ’’ avec la consommation de cannabis.  Consommer ne doit pas être pour vous une occupation ».  Ces bonnes paroles m’encouragent évidemment.  Je lui parle alors de Madeleine, de notre expérience un peu spéciale.  Je lui dis que parfois j’aimerais la revoir.  « C’est à vos risques, m’explique Christian.  Soyez sûr de vos intentions.  N’oubliez pas, une seule touche et ce sera la rechute.  Tous vos efforts seront à refaire ».

 

Dans les circonstances et jusqu’à maintenant, la sobriété me convient tout à fait.  Je retrouve un dynamisme que je m’ignorais.  Inspiré par ma confiance en des jours meilleurs, j’ai préparé la pièce d’œuvre que j’entends présenter au service des loisirs de la ville: un jeu de papier à lettre, d’enveloppes et de signets, le tout bien scellé dans une enveloppe plastique.  Le cadeau idéal !  Gagner serait très intéressant pour moi ; je liquiderais ma dette.  De fait, ce passif me fait beaucoup réfléchir.  Il me contrarie même.  Parfois il me décourage.  Heureusement, ma cinquième rencontre avec Christian porte justement sur le remboursement de cet emprunt.

 

« Maintenant que vous pouvez libérer des sommes d’argent plus importantes pour rembourser votre dû, me dit-il, vous avez la liquidité nécessaire pour vous  procurer à nouveau de votre substance.  Comment vivez-vous cela ?  —  Je me sens solide dans ma décision de rembourser prioritairement mes folles dépenses, que je lui réponds.  —  C’est comme ces jeunes gens, reprend Christian, dès qu’ils ont quelques sous sur eux, ils les dépensent dans l’achat de drogue.  Une fois leur tirelire vidée, ils se privent jusqu’à la prochaine entrée d’argent.  C’est un cercle vicieux.  —  Je trouverais cette situation insupportable, que je lui réplique.  Entretenir ma privation, avec un goût constant de consommer, pas pour moi merci.  Tant que je n’aurai pas réglé mon découvert, je préfère l’abstinence complète.  —  Voilà qui me rassure, conclue mon instructeur.  Vous êtes sur la bonne voie, ne lâchez pas ».

 

La seule idée de participer au concours d’artisanat me motive beaucoup.  Animé par ma ferveur des beaux jours, je passe par les bureaux de la ville et j’y dépose mon jeu d’écritoire.  À cette occasion, je redécouvre l’utilité d’avoir un peu d’argent de poche pour faire mes choses.

 

Je suis prêt pour conclure ma dernière rencontre avec Christian et parler de l’excitation de mon expérience au service des loisirs de la ville.  Il me reçoit avec beaucoup d’ouverture.  « Je vous félicite, me dit-il.  Vous avez tenu le coup pendant ces douze dernières semaines ».  Je lui réponds que je n’ai pas beaucoup de mérite.  Je dois reconnaître que j’ai été bien dirigé dans cette expérience de désintoxication.  « Ne minimisez pas votre travail, reprend Christian.  C’est vous qui avez cessé de consommer, pas moi.  Prévoyez-vous reprendre votre consommation de cannabis une fois votre dette de drogue remboursée, me demande-t-il avec beaucoup de flair » ?  J’hésite un peu avant de répondre.  « J’aime-rais allier mon bien-être actuel avec celui que procure le Chanvre, que je lui réponds un peu candidement.  D’un autre côté, le remboursement de ma dette ne progresse pas rapidement.  Au rythme où vont les choses, je vous répète que je ne prévois pas achever mon acquittement avant plusieurs mois.  Peut-être qu’à ce moment-là j’aurai changé ma mentalité et que je cesserai de valoriser le cannabis…  —  Un jour à la fois, reprend Christian.  N’oubliez pas que si vous prenez une touche, votre système commandera automatiquement plus de votre substance.  Ce sera la rechute.  Et en cas de rechute, vous communiquez avec nous.  Nous ne laissons pas tomber nos clients ».  Il fait une pause.  « Et le concours, continue-t-il » ?  Je lui réponds que j’ai remis mes choses au service des loisirs de la ville et que j’aurai des nouvelles dès la semaine prochaine, lors de la présentation des gagnants.  « Je vous souhaite bonne chance, monsieur Lanthier », conclue finalement le thérapeute.  Je le remercie pour sa courtoisie et ses bons services.  Nous nous serrons la main.  Je quitte son bureau. Me voilà sobre à nouveau, mais je ne cesse de songer à Madeleine…  Comme c’était bon !

 

La semaine suivante, j’assiste à la cérémonie de la remise des prix.  Je suis excité par l’événement.  Voilà encore des gens à qui j’aimerais ressembler.  J’éprouve un sentiment d’appartenance très gratifiant.  La cérémonie a lieu dans les locaux du service des loisirs de la ville.  La salle est à peu près comble.  Mes parents m’accompagnent à cette fête.  Jean-Charles s’est excusé ; il avait d’autres besognes qui le retenaient.  Devant nous, sur une estrade, on aperçoit la présidente d’honneur de l’événement, la mairesse  de la ville et la coordonnatrice de la place des artistes et des artisans.  L’instant de vérité est arrivé.  La présidente d’honneur annonce que le premier prix du concours va à l’auteure d’un faux-vitrail illustrant les armoiries de la ville.  La créatrice s’avance jusqu’à la tribune des officiels et la mairesse lui remet son chèque de deux mille dollars.  Des applaudissements se font entendre de partout.  La gagnante prend brièvement la parole et remercie ses pairs.  La présidente d’honneur annonce ensuite que le second prix est décerné à l’auteur d’une peinture illustrant la croix lumineuse érigée sur un rocher situé au milieu de la rivière qui traverse la ville.  Le peintre s’approche de l’estrade.  La mairesse lui remet son chèque de mille dollars.  Tous applaudissent.  Le créateur improvise au micro un petit mot de remerciement.  Pour terminer, la coordonnatrice de la place des artistes et des artisans s’amène au micro.  Elle me regarde en souriant.  Elle annonce qu’une mention honorable m’est signifiée, à moi, monsieur Réjean Lanthier !  La mairesse me fait signe d’avancer.  J’accours à l’estrade !  Cette dernière me remet un parchemin en papier de chanvre attestant de ma distinction.  Pour une rare fois dans ma vie, je suis applaudi par un public.  Je suis très ému.  J’avais préparé un petit laïus au cas où, mais vraiment j’ai la gorge trop serrée pour en faire la lecture.  Je me contente de lever les bras au ciel et de saluer la foule.  C’est ainsi qu’en un seul instant, tous mes efforts de réadaptation se voient récompensés.  Un jour à la fois certes, mais tous les jours ne se ressemblent plus…

 

L’attribution de mon certificat honorifique couronne mes travaux de botanique et d’artisanat.  Mes parents me félicitent chaleureusement.  « Fils, me dit mon père, je n’ai jamais douté de tes talents ».  Quant à ma mère, elle m’assure, que je peux toujours compter sur eux en cas de besoin.  J’apprécie ces marques d’amour, mais mon orgueil place aujourd’hui mon autonomie au dessus de toute cette sollicitude.  Ils m’invitent à souper dans un restaurant de mon choix.

 

Attablé autour d’un copieux repas, je leur révèle que je m’interroge sur l’avenir de mon occupation.  « Le crédit de mon procédé, leur dis-je, est qu’il représente un passe-temps économique qui me garantit des compositions originales.  J’aime mes images numérisées et leurs peaufinages ».  Mais en tenant compte de l’exemple de Madeleine, dont ils ont tant entendu parler, je me recycle.  Je me consacrerai dans l’avenir qu’à la fabrication de mes cartes, bien sûr, mais aussi de mes ensembles de papier à lettre, d’enveloppes et de signets.  Je dois être prêt pour la saison estivale qui débutera à la Place dans quelques semaines.  Le souper tire à sa fin.  Nous nous levons de table et nous quittons le restaurant.  Mes parents me déposent chez moi.

 

J’entre dans mon logis.  Je me prépare un café.  Je m’assois sur ma chaise berceuse.  Je suis satisfait de moi-même, de ma solvabilité, de ma patience, de mes créations, quoi !  Ma dette se rembourse lentement et je jouis d’une certaine reconnaissance du milieu. Oui, je suis content bien sûr, mais quelque chose m’agace.  Mon goût de fumer persiste.  Je dois combattre encore chaque jour ce vicieux désir.  Pour tout dire, je vis toujours dans l’abnégation.  Je suis exaspéré par cette servitude qui me tient comme une obsession. 

 

Quelques jours s’écoulent.  Seul avec moi-même, je ne peux plus tenir.  Je passe au Café des artistes et je m’achète quelques grammes de belles cocottes de cannabis.  Tout s’effondre évidemment.  J’en ai le cœur gai.

 

Ma rechute est stupéfiante.  La première pof se finance assez bien.  Après tout, deux ou trois grammes…  À quelque chose malheur est bon : j’assouvis de façon perverse une dépendance où se réunissent toutes mes tendances.

 

Ma griserie cannabique est unique, subtile et agréable.  À son niveau d’assoupissement le plus fort, elle m’engourdit dans une relative confusion mêlée d’une ivresse délicieuse.  Elle laisse aller dans l’oublie chaque instant présent au fur et à mesure qu’il a lieu.  J’aime cet état mental et j’apprécie m’y laisser aller.

 

Après seulement quelques jours de consommation, j’e reprends mon cannabisme là où je l’avais laissé.  Oui, je rechute !  Voilà où en est mon cheminement.  Bien que j’aime ce loisir récréatif, je n’ai pas les moyens de fumer ni la nicotine ni le cannabis.  Ma pauvreté m’habite entièrement.  Je suis collé avec un goût de consommer.  Je dois réagir vite et éviter de m’apitoyer sur mon sort.  Comment alors arriver à surmonter ce goût pour fumer, qui va jusqu’à provoquer de pénibles rages ?     Ma situation pourrait apparaître insoluble, mais il est une carte que je n’ai pas encore jouée : celle de mon psychiatre.

 

Christian m’avait bien fait comprendre que ce qui me pousse à consommer est que je retrouve dans le pot un soulagement à mon anxiété.  Je conviens donc de saisir mon médecin de cette observation.  Je lui téléphone et j’obtiens un rendez-vous rapproché pour une consultation.  Pour une rare fois je rencontre mon psychiatre en ressentant de bonnes dispositions à son égard.  Je lui explique mon problème simplement et je présente ma solution : ajuster mes médicaments.  « Il est évident que le pot joue le rôle de tes pilules, me dit mon psychiatre.  Puisque tu me le demandes, nous allons les ajuster.  Peut-être pouvons-nous améliorer ta zone de confort ».

 

En fait, il faudra réviser ma médication à deux reprises pour que j’obtienne des résultats satisfaisants.  Au terme de ces ajustements, pour mon grand bonheur, il devient possible pour moi de mieux contrôler ma consommation de cannabis.  Je peux fumer espacé par de meilleurs écarts je peux cesser de fumer si tel est la nécessité.  L’indice de ma consommation est fourni par le budget mensuel que je me donne.  Il devient possible de rester sobre sans qu’il m’en coûte d’invraisemblables efforts de volonté, comme c’est le cas pour le tabagisme par exemple.  Je sens que je recouvre ma liberté.  Cette facilité m’apporte un nouveau confort psychologique, une meilleure emprise sur ma propre vie, une plus grande autonomie.  C’est fou, mais l’idée de prendre le contrôle de mes consommations m’inspire pour communiquer avec Madeleine. Je suis curieux de savoir ce qu’elle peut en penser.  Dès que mes nouvelles économies me le permettront, je lui ferai parvenir un bouquet de roses jaunes, celles-là qui demandent pardon.